samedi 25 janvier 2014

L'art-thérapie, se transformer par la création




Entretien entre Mélik N'guédar, pour Nouvelles Clés et Jean-Pierre Klein, Psychiatre, fondateur de l'INECAT, Institut National d' Expression, de Création, d'Art et Thérapie (www.inecat.org)








Nouvelles Clés : Il y a mille angles différents, dirait-on, pour aborder l'art-thérapie et les rapports entre l'art et la thérapie.

Jean-Pierre Klein : Au départ, je suis psychiatre et psychothérapeute pour enfants. Ca veut dire que je m'occupe aussi bien d'un enfant de quatre ans qui fait toujours pipi au lit que d'une toxicomane de dix-huit ans, ou d'une anorexie mentale ou... On se retrouve avec des cas forcément plus différents que chez les adultes. Le psychiatre d'enfants ne peut pas se reposer aussi facilement sur des grilles et des codifications constantes. La rencontre se déroulera autour d'une table, ou par terre, ou dans un théâtre de marionnettes, ou avec du papier et des crayons... il y a donc forcément, à la base, de l'expression artistique. Et puis d'un enfant à l'autre, des formes différentes s'imposent.

D'autre part, l'enfant ne va pas toujours pouvoir dire « je », se situer par rapport à son père et à sa mère, etc. Il est par contre naturel de travailler avec lui dans l'invention, à partir de dessins - c'est la moindre des choses - mais aussi à partir d'histoires, de terre, de masques, d'expression corporelle, etc. L'enfant vient avec ses parents, qui parlent de leur problème, et l'enfant comprend qu'il est dans un endroit où quelqu'un doit l'aider à se transformer. Mais plutôt que d'examiner directement les symptômes et de voir ce qu'ils signifient, comme on fait en thérapie classique, moi, je demande à cet enfant de produire en thérapie. De partir de lui-même et de créer quelque-chose. Et forcément, parce qu'il sait grosso modo où il se trouve, tout ce qu'il va faire sera imprégné de ses problèmes.

À partir de là, plusieurs possibilités. La première, c'est de prendre la peinture, la mélodie, l'improvisation théâtrale, l'écriture… et de les décrypter pour y trouver des significations sous-jacentes. Ça ramène au discours en « je ». Avec des interprétations des œuvres parfois assez caricaturales, du type « le rouge signifie l'agressivité », « le vertical c'est le phallus », etc.
Alors qu'en art-thérapie, nous préconisons d'accompagner la personne, d'une production à l'autre. Comme si elle parcourait tout un itinéraire symbolique et se transformait dans la production, sans trop voir d'abord en quoi cela renvoie à ses difficultés. Il n'y a pas forcément d'interprétation. L'art-thérapeute ne dira pas : « Voilà ce que ceci signifie de ton rapport à ta mère. » À l'institut dont je m'occupe, l'INECAT, il y a même interdiction totale que quiconque fasse sur quiconque une interprétation de dévoilement. L'art-thérapie ne se situe pas dans l'explication de l'origine des troubles.


Ah bon ? Mais alors que pensez-vous de la classique interprétation du dessin considéré comme un test projectif ?

Je reprends l'exemple de l'enfant. Je lui demande de faire un dessin et il me dit qu'il ne sait pas dessiner - j'insiste un peu: « Allez, vas-y ! » Il veut faire un personnage de BD, je refuse, il se dessine lui-même, je lui dis: « Non, j'aimerais que tu inventes un personnage qui n'existe pas, comment s'appellerait-il d'ailleurs ? » Il l'appelle Alain.
L'enfant est un peu étonné, car il pensait qu'on allait parler de lui. En réalité, c'est une façon beaucoup plus profonde, pour certains, de parler de soi. Et c'est la même chose pour un adulte.

En psychiatrie, vous avez une inflation de sujets parfaitement capables de parler d'eux-mêmes et de dire l'origine de leurs difficultés, mais qui ne guérissent pas ! Ça aboutit à des gens monstrueusement mentaux, à des intellectuels de l'inconscient, qui pensent que l'approche psy est une voie cognitive de connaissance de soi. Je ne pense pas que la psychothérapie soit cela, si ce n'est par des révélations fulgurantes de temps en temps. Ce n'est en aucun cas une recherche rationnelle de son propre fonctionnement et de l'origine de ses troubles. Selon moi, l'expérience psy en général est d'abord vécue. La psychanalyse, elle, est l'expérience du transfert et du revécus d'un certain nombre de choses sur le divan et c'est par ailleurs une recherche cognitive sur le fonctionnement de la psyché - mais je ne pense pas que cette recherche soit thérapeutique. Il faut qu'il reste de l'énigme, et la thérapie est une façon d'accompagner l'énigme à travers des figurations auxquelles on ne comprend pas forcément tout.


Mais prenons un cas comme celui raconté par Hernie Siegel, que consulte un cancéreux sur qui la chimiothérapie n'a aucun effet, et dont le psychothérapeute va découvrir, grâce à des dessins, qu'il s'agit d'un ultra-pacifiste à qui les médecins ont eu le malheur de dire que son traitement allait « tuer » son cancer - alors qu'il aurait fallu lui dire que ça allait « gentiment chasser de son corps » les cellules cancéreuses. Au fil des mois qui suivent, le malade, en psy-chothérapie avec Siegel, va totalement modifier ses dessins, passant du méchant crabe au gentil poulpe et, à la fin, il guérit. Or, tout le long de la cure, le psychothérapeute a interprété hardiment les dessins.

Nous sommes tous objet d'un certain nombre de choses épouvantables : d'un cancer, de figures d'aliénations douloureuses, de processus répétitifs, du même patron qui vous engueule, du même conjoint qui vous embête, etc., qui sont autant d'instances dont nous sommes les prisonniers. Quand vous devenez auteur d'un dessin, c'est-à-dire sujet de l'action, vous renversez déjà l'attitude. Le fait de dessiner le cancer, c'est se proposer d'agir sur sa représentation. Mais on peut inventer toutes sortes de choses, dans la représentation, face à ce cancer, pour qu'au passage il se produise ce que j'appelle des « surprises de conscience », c'est-à-dire des révélations, des visions qui font sens - et ça semble être le cas dans l'exemple américain que vous citiez. Ce que je dénonce, c'est la volonté effrénée de toujours vouloir démontrer, expliquer rationnellement. En revanche, que l'on soit saisi d'un sens qui s'impose dans un dessin ou une série de représentations, je suis tout à fait d'accord. Il y a un combat contre le cancer à travers une succession de dessins.

J'ai publié l'histoire d'un gosse psychotique qui pense qu'on peut lire dans sa tête et qui, en art-thérapie, se met à inventer des histoires, dont une où le soleil entre dans la maison: il dessine toutes sortes de protections, des nuages, des lunettes noires, des perruques, qui permettent de protéger, non pas lui-même explicitement, mais la maison au toit ouvert. Cet enfant-là ne se rendait pas compte que l'on parlait de lui... Autre exemple, un gosse dont je m'occupe actuellement a été victime de sévices sexuels graves. Lui, nous le suivons à partir d'histoires de marionnettes... À vrai dire, au début, même cela lui était impossible, il était figé dans sa douleur, c'était une désolation. Petit à petit on en est venu à jouer avec des marionnettes, et ce sont elles qui lui ont permis de mettre en scène, de façon indirecte, les sévices dont il avait été l'objet. Par exemple, il invente qu'une sorcière dit : « Moi, je tue les enfants en les embrassant sur la bouche » ou il imagine l'histoire d'un père qui tue son enfant, mais qui, en fait, n'est pas le père, mais un sorcier déguisé en père, qui tue ses enfants... Ce petit a été victime de ses parents, c'est une façon de les dédouaner. La dernière fois, il invente qu'une sorcière oblige la mère du petit chaperon rouge à tuer son enfant, mais celui-ci a le pouvoir de ressusciter et vient libérer sa mère qui se dépêche de tuer la sorcière... dont elle revêt, « pour rire », la dépouille, faisant une dernière fois peur au petit chaperon rouge, qui néanmoins comprend la « farce » et déclare: « Maman, je sais que c'est toi qui t'es déguisée en sorcière », la mère retire la dépouille et tombe dans les bras de sa fille.

Bref, ce gosse, de manière totalement spontanée, met en scène des choses épouvantables, en particulier des monstres qui habitent son père et sa mère, et petit à petit se délivre, par fiction interposée, de ce qu'il a subi.


Dans un cas tel que celui-là, comment les marionnettes se sont-elles imposées, par exemple plutôt que le dessin ?

Nous avions commencé par des dessins, mais à un certain moment il a fallu des actes, or son corps devait absolument demeurer caché. Dans le dispositif des marionnettes, justement, on ne vous voit pas. Pour lui, c'était vital.


On retrouve le théâtre des origines ! 

Oui, les grands mythes peuvent apparaître. La question de départ est : comment devenir un peu plus maître des choses horribles qui nous arrivent, qui sont à l'intérieur de nous et contre quoi nous nous sentons désarmés ?

Cette question devient : comment passer de l'état d'objet d'une horreur à celui de sujet d'une fiction utilisant cette horreur comme matériau ? Quand on est victime de sévices ou de traumatismes, le temps s'arrête et le traumatisme se répète indéfiniment. Comment rompre le cycle infernal ? Faire comme si rien ne s'était passé est impossible. En revanche, par un travail d'accompagnement, par exemple par l'invention d'histoires, il existe une façon de devenir auteur de mises en scène qui vont nous permettre de dépasser l'horreur. Au début, on n'est d'ailleurs pas obligé d'exiger que ça finisse bien. Le simple fait de mettre en scène des horreurs constitue déjà un début. On réussit à prendre du recul par rapport à la souffrance, à la manipuler.


L'accompagnement que vous pratiquez fait un peu penser à celui que pronaient les anti-psychiatres anglais des années 1960/1970,
Ronald Laing, David Cooper... 

Je me suis toujours senti très proche d'eux- à ceci près que leur sévérité à l'égard de la famille était à mon sens exagérée.

Accompagner les gens dans leur folie pour mieux les en sortir, c'est un peu ce que je préconise. Prenez Joe Berke, qui a écrit Mary Barnes, Un voyage à travers la folie, eh bien c'est une histoire d'art-thérapie, d'une certaine façon.
Que fait cette femme ? D'abord, elle prend ses excréments dont elle couvre les murs avec, dit Berke, « l'habileté d'un calligraphe zen »... Puis, peu à peu, elle passe à la peinture et elle devient une véritable artiste: elle a transformé en or tout ce qu'elle avait en elle de « merdique ».

J'ai rencontré Joe Berke. Il ne se revendiquait pas de l'art-thérapie. Mais son accompagnement était le même - et sa tolérance ! L'art-thérapie exige beaucoup de tolérance. Vous travaillez avec des marginaux, des gens violents, gravement malades, qui ont le sida, des vieillards épuisés... En gériatrie, comment dire ce que l'on a à dire de sa vie par peinture interposée, même si on a perdu l'usage de la parole ?


Votre palette est très large...

Oui, et indiquer un art plutôt qu'un autre est très délicat. Il faut par exemple repérer le rapport au corps. À quelqu'un de complètement bloqué, on ne va pas proposer de la danse - mais à quelqu'un de très à l'aise, qui roule des mécaniques, non plus. Une personne à l'imaginaire figé, on ne va pas lui proposer d'inventer des histoires - mais à un bavard qui ne ferme jamais la bouche non plus. Il faut se situer entre le trop grand confort et le trop grand inconfort. Essentiellement parce que la méthode procède par surprise. Tout d'un coup, la personne est saisie par ce qu'elle produit. Brusquement, elle réalise que c'est de son père qu'elle est en train de parler, ou de sa mère, ou de tel ou tel moment de sa vie. Je ne suis donc pas contre des interprétations à certains moments, je m'oppose à l'idée qu'il faille en mettre sans arrêt partout, comme des sous-titres.


L'idée principale est d'utiliser les épreuves de la vie comme un matériau pour bâtir une oeuvre, à commencer par soi-même...

Voilà ! Comment partir de soi, de ses douleurs, de ses maux, pour les transformer en une œuvre qui, éventuellement, peut toucher l'autre - donc avec du mal, on fait du beau. Et comment, d'une fois sur l'autre, avancer de telle sorte qu'au bout du compte on puisse en sortir encore mieux ? Je ne justifie pas les malheurs, mais puisqu'ils sont là, comment en faire quelque-chose en cheminant ? C'est un projet extraordinaire: partir de la personne dans sa globalité avec ce qu'il y a de plus terrifiant en elle, et transformer cela en oeuvre! Cela signifie que la folie n'est pas un ennemi, qu'il faudrait enfermer ou bombarder de médicaments, elle peut même éventuellement devenir l'alliée d'une édification !


On touche un peu à cette alchimie quand on fait de l'accompagnement des mourants. Apparemment, c'est l'horreur pure. Mais si l'on y travaille suffisamment, en accompagnant avec tolérance, tendresse, le pire peut éventuellement se métamorphoser en trésor. Et l'on s'aperçoit alors que le rapport au mal et à la souffrance est sans doute plus complexe que nous ne l'avions cru dans notre jeunesse, lorsque nous jetions par exemple l'anathème contre ce que nous percevions comme le « masochisme du judéo-christianisme » !

En fait, je ne sais pas s'il faut en passer par la souffrance... Parce que l'on peut aussi, comme dit Graf Dürckheim, passer par l'émerveillement. Mais puisque la souffrance est là, qu'est-ce qu'on en fait ? Ce n'est pas la souffrance qui a de l'intérêt, mais le traitement auquel on la soumet. Et ça, c'est extraordinaire. Toute notre vision du divin s'en trouve d'ailleurs bouleversée.


C'est à dire ?

Permettez-moi de vous lire la dernière page de mon livre Pour une psychiatrie de l'ellipse : «... Maurice Blanchot écrit : ''Les prophètes sont des appelants.'' Valère Novarina affirme: "Nous sommes non pas des animaux parlants, qui auraient quelque-chose à dire, mais des appelants. »
« Toute personne en thérapie (qu'elle se trouve au pôle soignant ou au pôle soigné), tout existant, tout créateur, tout poète (comme les étymologies de ces deux derniers mots nous le révèlent) sont des appelants. Nous tous, dans ce qui en nous est être humain (« être » est un verbe, nous dit Emmanuel Lévinas), nous aspirons à cette avancée, cette ascension que peut consituer notre vie dans son cheminement vers un "être-plus encore".
« La psychothérapie est accompagnement réciproque d'un moment de ce "passage". Nous tendons ainsi à réaliser au mieux la parole du Christ rapportée par l'Évangile de Thomas : "Soyez passants : « L'exemple christique réside en effet tout entier dans ce cheminement vers le divin qu'il ne s'agit pas d'imiter dans son contenu précis, mais de reproduire dans son mouvement.
Celui-ci nous demande :"Sois comme moi", et non: "Sois moi-même" . "Oui, dieu est ce qui nous sépare du divin", écrit Lagerkvist. L'homme aspire au sublime, qui est perception du divin, sans pouvoir en savoir davantage: "Discerne le sublime", conseille le Roi d'or, personnage du Serpent vert, roman initiatique de Goethe. « Le divin ne gît pas en l'homme comme un objet qu'il lui faudrait découvrir le divin, c'est le mouvement de l'homme à partir de lui-même et du monde dont il fait partie, c'est le sens qu'il donne ainsi qu'un doigt tendu vers ce qui lui échappe. "Quand le doigt désigne la lune, l'imbécile regarde le doigt", dit un vieil adage chinois. L'honneur de l'homme, ses possibilités de transcendance sont d'être cet imbécile quand il se regarde tendre son propre doigt. »


C'est dans le dépassement de la souffrance que réside le cheminement humain ?

Et que réside la psychothérapie qui, à mon sens, contrairement à ce que l'on dit d'habitude, n'est pas la recherche du "pourquoi" de mes troubles. Elle consiste plutôt à partir de moi, au sens complet, avec toutes mes souffrances, mon nom, mon signe astrologique, mon histoire, ma famille, etc., pour en faire une œuvre (que les autres considéreront éventuellement comme belle) à travers laquelle, de création en création, je vais pouvoir me transformer. L'art-thérapie, c'est le « pour-quoi ? »

Partant de ma douleur, de ma folie, de tous mes états limites, de mon approche de la mort, etc., vers quoi suis-je en chemin, qu'est-ce que je peux faire de tout cela, qui contienne une partie d'invisible ? Il y a tout ce mouvement de tension vers le haut, pour désigner... quelque-chose, qui existe ou non, on ne sait pas, mais la thérapie participe à tout ça. Attention, je ne suis pas mystique! Pour moi, comme dit Jankélévitch, le monde n'a pas de sens, c'est à nous de lui en donner un.

Pierre Doussaint : « Je demande à ceux qui travaillent avec moi d'oublier qui ils sont, d'imaginer qu'ils sont comédiens, d'arriver dans l'imaginaire à projeter leur propre dépassement. Chorégraphie « Mi-anges, mi-démons ».


Un sens qui nous dépassera néanmoins
toujours...

Et sera éternellement masqué ! « Ne demande jamais ton chemin à quelqu'un qui ne le connaît pas, car tu ne pourrais pas t'égarer! » dit Rabbi Reichman de Bratslav. Saint Jean de la Croix lui répond: « Pour aller où l'on ne sait pas, il faut passer par où l'on ne sait pas. » Hermann Hesse ajoute: « Rien n'est plus ennemi du savoir que la volonté de savoir. »

Toutes ces phrases sont un peu des masques. Et l'art-thérapie, c'est un peu cela aussi, que résume bien Oscar Wilde qui conclut : « Donnez un masque à l'homme, il vous dira la vérité. » Je pense que la clarté crue n'est pas forcément le meilleur chemin vers la lumière. C'est-à-dire que de mettre des sous-titres, des significations pour définir les gens arrête le processus plutôt qu'il ne l'accompagne. Il s'agit certes de ne pas rester dans l'obscurité, mais pas non plus dans la clarté aveuglante. Plutôt dans la pénombre. 


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