Article de Anne
Brun, Maître de conférences en psychopathologie et psychologie
clinique, Université Lumière Lyon 2, publié dans la revue Le Carnet PSY 2010/1
(n° 141)
Introduction
Les médiations thérapeutiques
comme le modelage, la musique, la peinture, le photolangage, le théâtre, la
vidéo, ont connu un essor considérable ces dernières années, mais ces pratiques
très variées manquent souvent d’articulations théoriques. Bien que cette
clinique des médiations constitue un axe majeur de la psychothérapie
institutionnelle, elle reste en effet peu théorisée et on a trop souvent tendance
à se borner au constat empirique des progrès effectués par les patients engagés
dans ces activités thérapeutiques à médiation, sans vraiment définir la
dynamique des processus de transformation mis en jeu par ces modalités
spécifiques de soin psychique.
De
façon générale, les psychanalystes ne s’intéressent pas suffisamment à ce type
de pratiques thérapeutiques, souvent groupales, qui s’avèrent la plupart du
temps assurées par des infirmiers, par des éducateurs, ou encore par des
intervenants extérieurs, praticiens spécialistes de telle ou telle médiation,
voire « art-thérapeutes ». Les écrits dits d’« art
thérapie » n’utilisent pas forcément le référentiel psychanalytique et
renvoient à des champs théoriques très hétérogènes, parfois même à des
pratiques fort discutables. Dans le contexte actuel d’une prolifération des
thérapies à médiation, il paraît donc indispensable d’interroger les
présupposés théoriques de ces pratiques pour pouvoir en dégager les fondements
épistémologiques et, du même coup, spécifier les conditions requises pour la
mise en place d’un cadre-disposif qui relève de la psychothérapie
psychanalytique.
Dans
cette perspective, ce dossier défend l’idée d’une possible et nécessaire
modélisation dans le champ de la psychothérapie psychanalytique de ces
pratiques à médiation, et vise à proposer quelques axes de ce qu’on pourrait
appeler une métapsychologie de la médiation destinée au soin psychique, tant
dans une perspective générale, que dans les champs thérapeutiques de médiations
spécifiques. Ainsi René Roussillon propose-t-il une théorie du soin psychique
et de la symbolisation dans les dispositifs médiateurs, Bernard Chouvier une
conceptualisation articulant objet médiateur et processus thérapeutique, René
Kaës une approche psychanalytique spécifique du groupe à médiation. Par
ailleurs ce dossier fait appel à des psychologues cliniciens et psychanalystes,
pour la plupart praticiens de groupes à médiation, dont le point commun
consiste à avoir avancé ces dernières années des pistes de théorisation
psychanalytique de différentes formes de médiation, comme la musique (Edith.
Lecourt), le photolangage (Claudine Vacheret), la vidéo (Guy Lavallée), les
techniques du corps (Eliane Allouch), le théâtre (Patricia Attigui), ou la
médiation picturale dans la psychose infantile (Anne Brun).
Médiations
thérapeutiques et langage du corps
En
pratiques institutionnelles, les médiations thérapeutiques sont souvent
proposées à des patients psychotiques ou présentant des pathologies
narcissiques identitaires. Pour ces cliniques de l’extrême, l’intérêt de ces
thérapies consiste à prendre en compte le langage du corps et de l’acte. Le
recours aux médiations permet en effet d’engager un travail thérapeutique avec
ce type de patients en deçà des processus de symbolisation secondaires
vectorisés par les mots. Les enjeux des dispositifs à médiation se situent donc
du côté d’une possible inscription, dans le travail du medium malléable,
d’expériences primitives, non inscrites dans l’appareil de langage ; comme
ces dernières sont expérimentées avant l’apparition du langage verbal, elles
peuvent justement s’inscrire selon des modalités autres que langagières, tels
que le langage du corps, le langage de l’affect, la mise en jeu de la
sensori-motricité, particulièrement sollicités dans le cadre des médiations
thérapeutiques.
Il
s’agit donc d’activer les processus de passage du registre perceptif et
sensori-moteur au figurable, tout en conservant une place privilégiée au
langage verbal, soit aux associations du patient dans un cadre individuel, ou
aux chaînes associatives groupales dans le cadre d’un groupe : autrement
dit, la prise en compte de l’associativité reste indispensable à une
utilisation thérapeutique des médiations susceptible de s’inscrire dans le champ
de la psychothérapie psychanalytique. Toutefois, en l’absence ou face à une
défaillance du langage verbal, notamment dans les problématiques psychotiques,
l’attention du clinicien pourra se centrer sur l’associativité propre au
langage du corps et de l’acte, par exemple sur la dynamique
mimogestuo-posturale mise en jeu par les patients au sein d’un groupe
thérapeutique. Comme le montrent plusieurs contributeurs, un des enjeux
principaux des médiations thérapeutiques dans les cliniques de l’extrême consiste
à pouvoir ainsi faire advenir à la figuration des expériences primitives non
symbolisées, d’ordre sensori-affectivo-moteur.
Cette
introduction de médiations thérapeutiques non verbales, qui relèvent d’un
ancrage corporel, apparaît paradoxale dans le cadre de la psychothérapie
psychanalytique, issue de la cure analytique telle qu’elle a été conçue par
Freud, c’est-à-dire fondée sur le verbal. C’est le constat de l’impossibilité
de travailler exclusivement à partir du registre verbal qui a motivé l’appel
aux médiations artistiques au sein de la thérapie analytique des enfants et des
psychotiques. Alors que le recours aux médiations thérapeutiques apparaît
souvent comme une voie nouvelle de thérapie, une recherche historique rappelle
qu’elles s’enracinent à divers titres dans l’histoire de la psychanalyse.
Les
médiations qui ont été les plus conceptualisées dans l’histoire de la
psychanalyse sont les médiations artistiques, notamment les arts
plastiques ; c’est la raison pour laquelle la médiation artistique se
présente comme le prototype de l’histoire des médiations thérapeutiques.
Comment l’exploitation des arts en tant que médiations thérapeutiques peut-elle
paradoxalement se fonder sur la théorie freudienne ? En premier lieu,
Freud a toujours témoigné son intérêt pour le champ artistique et souligné
l’interaction entre art et psychanalyse. Le fondateur de la psychanalyse a
d’autre part tenté d’expliciter le processus créateur de l’œuvre, ainsi que
l’effet produit par la création artistique sur le sujet, soit le lien entre
inconscient et plaisir esthétique. Enfin Freud a donné à l’art des fondements
sexuels et corporels et, dans cette perspective, il a interrogé le destin des
motions pulsionnelles, tant dans l’art que dans la psychopathologie, en mettant
l’accent sur ce qui rapproche et différencie le névrosé et l’artiste.
Le
parcours historique s’articule essentiellement autour de la théorie
winnicottienne de la transitionnalité et de l’histoire des médiations
artistiques dans la psychothérapie psychanalytique de l’enfant et des
psychoses. La première médiation introduite dans la psychanalyse des enfants,
pour suppléer aux associations verbales manquantes, a été celle du dessin, à la
fois par Anna Freud et par Mélanie Klein. D. W. Winnicott (1896-1971) a introduit
une technique spécifique de l’usage du dessin en psychothérapie, avec
l’invention du squiggle,
dont l’originalité consiste à intégrer transfert et contre-transfert dans le
processus même : l’ajout d’éléments par l’enfant au gribouillis initial de
Winnicott s’effectue en fonction du transfert sur le psychanalyste, et,
réciproquement, la transformation par Winnicott du gribouillis de l’enfant
relève de son propre vécu contre-transférentiel. Ce jeu est à situer dans le
champ des phénomènes transitionnels.
C’est
d’ailleurs par sa théorie de la transitionnalité que Winnicott (1971) a ouvert
la voie à une nouvelle approche des processus de création, qui ne relève plus
d’une théorie exclusivement fondée sur la pulsion, sur les fantasmes
inconscients et les désirs refoulés du créateur, comme chez Freud. La
théorisation winnicottienne a permis d’envisager l’œuvre comme un objet
transitionnel, intermédiaire entre la psyché du sujet et la réalité perceptive,
sous forme de la matérialité spécifique d’un objet et elle invite ainsi à
dégager l’importance primordiale dans l’œuvre d’art de la forme. Winnicott se
présente donc comme le précurseur des pratiques actuelles de thérapies à
médiations, car il a permis d’envisager l’œuvre ou la production comme une
possible inscription des mouvements pulsionnels par l’élaboration d’une forme
externe liée à un mode d’expression qui engage le corps, dans une dimension
visuelle, sonore, tactile ou kinesthésique selon les arts.
Dans
la lignée de Winnicott, Marion Milner souligne que l’enfant utilise des jouets,
des objets ou des matériaux divers, comme l’artiste utilise un médium
malléable. Elle définit le médium comme une « substance d’interposition à
travers laquelle les impressions sont transmises aux sens » et montre à
partir du cas clinique d’un enfant qu’il était capable de l’ « utiliser et
d’utiliser l’équipement de la salle de jeu comme cette substance malléable
d’interposition » (p 48). Elle définit donc le médium malléable à la fois
comme une possible utilisation du cadre matériel, à la fois comme une modalité
d’utilisation du thérapeute. Le médium malléable renvoie donc conjointement à
la matérialité du cadre et à la dimension transférentielle. À la suite de M.
Milner, R. Roussillon (1991) a redéfini ce concept de médium malléable, comme
le montre son article dans ce dossier.
En
ce qui concerne la psychothérapie psychanalytique des psychoses, l’histoire de
la psychiatrie a été marquée par la perspective nosographique et
classificatoire de psychiatres qui ont commenté ce qu’ils appelaient “l’art
psychopathologique”. Dans ce contexte historique, une place à part revient à H.
Prinzhorn, précurseur du recours à la médiation artistique dans la thérapie des
psychotiques, qui publie, en 1922, Expressions
de la folie. Dessins, peintures, sculptures d’asile, ouvrage où il
propose une étude des productions plastiques de très nombreux patients.
Prinzhorn propose une conception dynamique de la formation des formes artistiques,
dans une perspective plus esthétique que psychologique, selon la théorie de la Gestaltung, la
psychologie de la mise en forme, qui se fonde sur le besoin ou pulsion
d’expression, différente de la pulsion freudienne. Pour le clinicien
d’aujourd’hui, cette théorie présente l’intérêt majeur, comme le note J.
Florence dans son ouvrage sur Art
et thérapie (1997), de mettre en question l’idée simplificatrice
que l’artiste -ou le patients’exprimerait dans son œuvre, au sens où il
s’agirait de faire sortir une représentation ou une signification préalable à
la production artistique.
H.
Maldiney (1993) a beaucoup commenté cette théorie de la Forme chez Prinzhorn,
aussi bien dans l’œuvre d’art que dans les productions artistiques de
psychotiques. Il souligne notamment que « la forme n’est pas une structure
préétablie, qu’ « elle ne part pas de quelque chose de tout fait »
mais « de cette inexistence » qu’a « décrite Winnicott ». « La
signification se donne avec la forme, elle ne peut pas être traduite dans un
autre langage. » Autrement dit, la signification d’une production
plastique ne saurait préexister à l’œuvre qui la manifesterait : il s’agit
pour le patient de mettre en forme, par le biais de la médiation artistique, de
l’infigurable à l’origine, ce qui n’était préalablement ni représenté, ni
symbolisé, du non encore advenu, selon une expression de Winnicott. En
définitive, comme l’œuvre d’art crée son créateur, la production artistique en
médiations visera plutôt à créer, à donner une forme, à configurer le patient.
Cette idée me semble sous jacente à plusieurs des contributions de ce dossier.
G.
Pankow (1914-1998) (1969-1981) apparaît comme une des ancêtres du recours aux
médiations thérapeutiques dans la psychose, par sa théorisation du modelage
comme méthode de structuration dynamique de l’image du corps, comme
réactivation d’expériences corporelles irreprésentables ainsi que du lien à
l’objet primaire dans le lien transférentiel entre patient et thérapeute et
comme support au langage verbal.
Les pratiques actuelles de psychothérapie psychanalytique se situent au confluent de ces différents courants historiques, ainsi que de l’histoire de la pratique psychanalytique des groupes et des médiations évoquée dans ce dossier par R. Kaës et C. Vacheret. Il ne suffit pas en effet d’utiliser la terre, la peinture, la danse, la musique pour parler de médiation thérapeutique. L’objet médiateur ne présente aucune portée thérapeutique en lui-même, indépendamment du cadre et du dispositif.
Les pratiques actuelles de psychothérapie psychanalytique se situent au confluent de ces différents courants historiques, ainsi que de l’histoire de la pratique psychanalytique des groupes et des médiations évoquée dans ce dossier par R. Kaës et C. Vacheret. Il ne suffit pas en effet d’utiliser la terre, la peinture, la danse, la musique pour parler de médiation thérapeutique. L’objet médiateur ne présente aucune portée thérapeutique en lui-même, indépendamment du cadre et du dispositif.
En
pratiques institutionnelles, les cadres-dispositifs à médiation se présentent
sous de multiples formes, dont les particularités peuvent toutefois se ramener
à deux types principaux de dispositifs, aux enjeux fondamentalement différents,
bien que le travail à partir d’un medium malléable soit leur principe commun.
Il s’agit des « dispositifs de médiations à création » (ou « dispositifs
culturels et artistiques » selon Roussillon) et des « dispositifs de
médiations thérapeutiques » proprement dits (ou « dispositifs
analysants » selon Roussillon).
Les
dispositifs de médiations à création ne sont fondés ni sur l’exploitation du
transfert ni sur une interprétation des processus à l’œuvre, mais leurs enjeux
concernent un accompagnement du travail des productions, ainsi qu’une
centration sur la capacité de créer et de transformer des formes, sans
décryptage du sens des productions. Ces ateliers à création se présentent donc
souvent comme « ouverts », et certains donnent lieu à des expositions
de productions ; ces groupes peuvent éventuellement être animés par des
artistes. C’est pourquoi ils se situent plutôt dans la filiation de H.
Prinzhorn dont la théorie de la Gestaltung
se fonde sur la pulsion d’expression, définie comme le besoin de créer des
formes, envisagée par Prinzhorn comme autothérapeutique, en-deçà de tout cadre
thérapeutique. Ces ateliers à création ne relèvent donc pas d’une pratique de
psychothérapie psychanalytique, mais ils peuvent enclencher une dynamique de
symbolisation. Les dispositifs thérapeutiques à médiation, se réfèrent au
contraire directement au champ de la psychothérapie psychanalytique car ils
sont fondés sur la prise en compte de la dynamique transférentielle, focalisée
par l’objet médiateur, comme l’ont rappelé les récents travaux des colloques du
Centre de Recherches
en Psychopathologie et Psychologie clinique de l’Université Lyon 2,
sur le thème des médiations thérapeutiques (B. Chouvier et coll., 2000, 2002).
Il s’agit cette fois d’interroger la dynamique psychique sous-jacente au
travail du medium malléable, « l’appropriation subjective des enjeux du travail
de symbolisation » (Roussillon), ce qui implique une absence d’exposition
des productions et des groupes fermés ou semi-ouverts, pour rendre possible le
travail à partir de l’appareil psychique groupal (Kaës, 1976). Dans ce type de
dispositif à visée thérapeutique directe, la matérialité de l’objet médiateur
doit être envisagée comme une matière à symbolisation (Chouvier, 2000),
l’associativité individuelle et groupale, focalisée par le médium malléable,
est exploitée, et enfin, la prise en compte de la sensori-motricité conditionne
le positionnement et le travail d’interprétation des thérapeutes.
C’est
par son engagement sur le terrain de pratiques cliniques spécifiques, comme
celle des médiations thérapeutiques, particulièrement efficientes pour des
patients qui ne relèvent pas d’un cadre analytique classique, que la
psychanalyse contemporaine montre sa force et sa fécondité toujours renouvelée.
Bibliographie
Brun
A.(2007).
Médiations
thérapeutiques et psychose infantile, Dunod, 13-32.
Chouvier
B. et coll. (2000). Matière à symbolisation,
Lausanne, Delachaux et Niestlé.
Chouvier
B. et coll. (2002). Les processus psychiques de la médiation.
Créativité, champ thérapeutique et psychanalyse, Paris,
Dunod.
Florence
J.(1997).
Art et
thérapie, liaison dangereuse ?, Bruxelles, Facultés
universitaires Saint Louis.
Kaës
R.(1976).
L’Appareil
psychique groupal. Constructions du groupe, Paris, Dunod (3ème éd.,
2010).
Maldiney
H.(1993).
« Art, folie, thérapie, essais de conceptualisation », in Actes du colloque de
Montpellier
du 18 et 19 novembre 1993.
Milner
M.(1955).
« Le rôle de l’illusion dans la formation du symbole », tr. fr. Revue française de psychanalyse, 1979, n°
5-6, repris in B. Chouvier (eds), Matière à symbolisation, Art, création et
psychanalyse,
Paris, Delachaux et Niestlé, 1998.
Pankow
G.(1969).
L’homme
et sa psychose,
Paris, Aubier-Montaigne, rééd. 1973,1983. (1981). L’être-là du schizophrène, Paris,
Aubier-Montaigne.
Prinzhorn
H.(1922).
Expressions
de la folie. Dessins, peintures, sculptures d’asile, tr.
fr., Gallimard, 1984.
Roussillon
R.(1991).
« Le medium malléable », in Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, PUF.
Winnicott
D. W.(1971),
Jeu et
réalité, L’espace potentiel, tr. fr., Paris, coll.
« Connaissance de l’inconscient », NRF Gallimard, 1975, 212 p.
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