Texte édité dans la revue
Cultures-Kairos, revue d’anthropologie des pratiques corporelles et des arts
vivants en octobre 2013 par Elise Vandeninden (http://revues.mshparisnord.org/cultureskairos/index.php?id=670#citation)
Elise
VANDENINDEN est Docteur en Information et Communication à l’Université de
Liège. Ses recherches portent sur le concept de « médiation » qu’elle
examine à l’interstice des pratiques de recherche en SIC et des pratiques
professionnelles. A cette perspective correspond l’articulation des SIC avec la
sociologie pragmatique mais aussi des professions. Elle a choisi l’art-thérapie
comme premier terrain d’investigation et travaille actuellement sur la professionnalisation
des médiateurs culturels en Belgique.
La création artistique comme vecteur d’émancipation sociale pour les malades mentaux
L’utilisation de l’art à des fins
d’émancipation sociale s’inscrit au cœur des pratiques art-thérapeutiques
telles que nous les avons étudiées dans notre thèse de doctorat (1). C’est plus
précisément à travers l’exposition des œuvres des malades mentaux que se
dessinent les projets de réinsertion sociale par la pratique artistique :
en exposant les créations, en faisant découvrir les œuvres des patients au
grand public, les art-thérapeutes espèrent amenuiser le fossé qui sépare
l'hôpital psychiatrique du monde « normal ». Est-ce que l'expression artistique permet
de percevoir autrement la maladie ? Est-ce que l'exposition de ses
créations offre au patient la possibilité d'être perçu comme artiste ? Le
monde de l'art réputé ouvert à la marginalité serait-il une voie possible pour
sa réinsertion ? Ce sont ces interrogations qu’il va s’agir de discuter à
la lumière de notre enquête auprès d’art-thérapeutes belges.
L'objet et la méthode
Avant
d’examiner les différentes façons dont l’art-thérapie est mobilisée à des fins
de réinsertion sociale, il faut dire un mot des difficultés rencontrées dans
l’étude de cet objet et de la méthodologie adoptée pour l’étudier.
« L’art-thérapie »
est un objet difficile à définir : même si l’appellation est aujourd’hui
reconnue par le grand public - son essor est situé dans les années 1980 – elle
recouvre néanmoins un composite de pratiques très distinctes qui varient
en fonction de paramètres multiples : la catégorie de public
visé (psychiatrie adulte, pédopsychiatrie, gériatrie, assuétudes, etc.),
la technique artistique privilégiée (arts plastiques, arts de la scène,
etc.), le caractère de la prise en charge (individuel ou collectif), la
formation de l’art-thérapeute (artiste ou psychologue par exemple), ou
encore les obédiences dont il se réclame (psychanalyse, systémique,
psychothérapie institutionnelle, etc.). Face à cette hétérogénéité regroupée
sous le nom « d’art-thérapie » et les controverses que cette
appellation fait surgir au sein de la discipline, nous en avons élaboré notre
propre définition, minimale et pragmatique, en considérant comme relevant
de l’« art-thérapie », toute pratique qui utilise de façon
« active » (2) l’art (toutes disciplines artistiques confondues) dans
le champ de la santé mentale, en milieu psychiatrique (3).
La
littérature consacrée à l’art-thérapie est abondante et constitue le terrain de
nombreuses controverses qui portent tant sur l’appellation
d’« art-thérapie », que sur la formation de l’art-thérapeute,
l’interprétation des productions des patients ou encore, pour ce qui nous
intéresse dans le cadre de cet article, la question de la publicité des œuvres.
Nous nous sommes attaché ailleurs (Vandeninden, 2012) à fournir une analyse
détaillée de cet état de l’art. De l’examen des cent trente-six ouvrages
recensés en langue française, il est ressorti le portrait d’une discipline
dominée par le monde médical. Différents facteurs expliquent cette
hégémonie : appartenance de la grande majorité (4) des auteurs au monde
médical (ou paramédical) – seuls 2 % des auteurs de la littérature
consacrée à l’art-thérapie sont des artistes « purs », qui ne se
réclament pas d’une formation complémentaire dans le domaine paramédical ou qui
ne se sont pas associés, pour leur publication, à un membre du corps
médical ; textes de référence (considérés par les auteurs de
l’art-thérapie comme fondateurs de la discipline) relevant du domaine de la
psychiatrie et plus précisément encore de la psychanalyse (dans les ouvrages
sont régulièrement mentionnés les travaux de Sigmund Freud, Jacques Lacan, Carl
Gustav Jung, Donald Winnicott, Mélanie Klein, Didier Anzieu, Gisela Pankow ou
encore Jean Oury) ; variations dans les spécialités de l’art-thérapie
davantage axées sur les disciplines artistiques (arts plastiques, arts de la
scène, etc.) que sur les obédiences psychothérapeutiques, ce qui tend à prouver
le caractère indiscuté et indiscutable du paradigme psychanalytique en regard
d’autres obédiences tels les courants systémiques, comportementalistes ou
encore « gestaltistes » (5).
Dans
les écrits consacrés à l’art-thérapie, la psychiatrie se conjugue donc avec
l’obédience psychanalytique. Cette combinaison de deux champs représente la
dominante de l’art-thérapie dont elle détient le monopole de la définition
légitime c’est-à-dire que c’est à elle qu’il revient de définir ce
qu’ « est » ou n’ « est pas » l’art-thérapie.
Nous l’avons dit, il n’existe pas d’accord sur « une » définition de
l’art-thérapie ; il y a, en revanche, un consensus implicite sur ce qui
n’en relève pas. La discipline semble in
fine se définir par exclusions successives de différents champs qui
lui sont proches tels que l’ergothérapie, la psychiatrie de l’enfant,
l’art-thérapie étrangère et principalement anglo-saxonne qui se revendique
d’autres obédiences que la psychanalytique (principalement systémique selon J.
Rodriguez et G.Troll, 2001 ; 1995) et enfin et surtout, le champ de l’art
en général avec, en particulier, les courants art-brutiste et surréaliste.
Or
les praticiens que nous avons rencontrés, ceux qui « font »
l’art-thérapie, animent les ateliers, ne sont pas des psychiatres
psychanalystes (6) : ils sont le plus souvent (58 %) membre du corps
paramédical (psychologues, ergothérapeutes, infirmiers psychiatriques,
éducateurs spécialisés etc.) ou sont encore artistes (engagés sous la
dénomination d’« animateurs d’atelier » ou de
« professeur » de dessin ou d’écriture) (21 %). Rares (8 %)
sont ceux qui se réclament du titre d’ « art-thérapeute » (7)
qui, tant en France qu’en Belgique, ne fait pas l’objet d’une reconnaissance
spécifique au sein des institutions. Ces professionnels s’intéressent peu à la
littérature consacrée à l’art-thérapie (seuls 13 % réfèrent leur
expérience aux ouvrages de la discipline), n’ont guère de formation commune et
ne semblent pas éprouver le sentiment d’une identité professionnelle partagée
(peu de collaborations interprofessionnelles). Ce qui, dans les faits,
rassemble ces différents animateurs d’ateliers aux statuts fort divers, c’est
la domination médicale à laquelle ils sont confrontés par le contexte
professionnel dans lequel ils exercent.
Dans
80 % des cas (8), l’organisation des pratiques artistiques en milieu
psychiatrique est en effet soumise à l’autorité médicale puisque c’est
l’I.N.A.M.I (Institut National d’Assurance Maladie-Invalidité) qui finance les
différentes institutions commanditaires : les hôpitaux généraux ou
psychiatriques (47 %) mais aussi les différents « centres » de
prise en charge (centre de jour, de réadaptation fonctionnel, activiteit centrum etc.)
(33 %). 80 % des art-thérapeutes sont donc forcés de se soumettre à
la hiérarchie prescriptive, ce qui signifie que dans la majorité des cas, c’est
le médecin qui « prescrit » l’atelier au patient, envoie son
« client » à l’art-thérapeute. Outre de fixer les conditions
d’admission et de participation, l’institution régit aussi le mode de
prise en charge (résidentiel ou ambulant), le public cible (majoritairement
adulte : 78 %), ses pathologies (65 % des praticiens prennent en
charge des diagnostics psychiatriques multiples, les pathologies plus
spécifiques représentent 25 % de la prise en charge et sont la plupart du
temps liées à la spécificité de la prise en charge institutionnelle) mais aussi
les conditions matérielles du déroulement des ateliers (fréquence, nombre de
participants, local et disciplines artistiques utilisées).
Pour
tirer parti des controverses et des tensions qui animent le champ de
l’art-thérapie, nous avons privilégié l’approche de la sociologie pragmatique
telle que son programme a été défini par Luc Boltanski (2009). Ainsi, nous nous
sommes inspirées dans un premier temps de la démarche initiée dans La Condition fœtale
(2004) où il s’agissait, à partir d’une analyse d’un corpus de textes de
dégager ce que Luc Boltanski appelle une « grammaire » de la
discipline dans laquelle sont modélisées les contraintes qui pèsent sur les
acteurs. L’objectif étant, dans un second temps, de confronter cette
« grammaire » à l’« expérience » des personnes afin de voir
comment s’éprouvent, se vivent, les tensions. Il s’agit alors de
repartir
de l’expérience, qui est celle des personnes, de façon à décrire la manière
dont elles éprouvent […] la rencontre avec les composantes et les
déterminations de l’action qui ont été intégrées au modèle. Mais au lieu de
mettre l’accent sur la distance entre les enseignements apportés par la
démarche grammaticale et par l’approche depuis l’expérience, comme c’est
souvent le cas dans les démarches de types structurales, nous avons au
contraire cherché à montrer comment ces deux approches pouvaient converger ou
encore comment il était possible de retrouver depuis l’expérience mais décrite
dans un autre langage, les composantes dont la démarche grammaticale a montré
la pertinence. (Boltanski, 2004, p. 17)
Dans
cette perspective, nous avons rencontré soixante art-thérapeutes belges (9) et
conçu un guide d’entretien en fonction des sujets de controverses et des
tensions dégagés à l’analyse de la littérature. Nous cherchions, par ces
questions, à susciter la discussion, à rendre possibles des allers retours
entre les propos des « auteurs » et ceux des « acteurs ».
Une discipline polarisée
Par
ce biais, nous avons été amenées à distinguer deux tendances parmi l’ensemble
des pratiques art-thérapeutiques qui correspondent aux deux rapports possibles
que les praticiens peuvent adopter en regard de l’imposition de la norme
médicale tant au niveau des processus de légitimation de la discipline (écrits)
que dans l’organisation concrète des pratiques. Ces deux positions sont celles
identifiées par Luc Boltanski (2009) face à ce qu’il appelle le « pouvoir
(sémantique) de l’institution » : une position de confirmation – un
« cela va de soi » - des définitions et valeurs de l’institution dont
l’enjeu est « (…) d’écarter l’incertitude en confirmant que ce qui est
“est” au sens d’ “est vraiment”, en quelque sorte dans l’absolu
(…) » ; une attitude « critique » qui « (…) prend
appui sur un facteur d’incertitude pour faire surgir une inquiétude en
contestant la réalité de ce qui se donne pour étant (…) » (p. 99).
C’est
alors que se révèle la dimension politique des usages de l’art en
psychiatrie : les praticiens dont la logique relève de la
« confirmation » vont attribuer à leur pratique une finalité, qui est
celle imposée par le contexte médical : la guérison. Celle-ci, même si
elle est relativisée par quelques enquêtés – que signifie « guérir »
dans le domaine de la santé mentale ? – reste la référence ultime à partir
de laquelle les acteurs vont se forger leurs interprétations des différentes
situations : le sens donné aux actions est unanimement dirigé vers le « mieux-être »
du patient.
Mais
la position qui a été révélée par notre travail d’enquête – et que l’on a
trouvée absente de la littérature - c’est la position « critique » au
travers de laquelle il va s’agir d’attribuer une autre finalité aux pratiques.
Y serait-il question, dans une perspective « esthétique », de juger
de la « beauté » des créations ? Effectivement, pour certains,
l’objectif est de faire quelque chose de « beau », du moins, quelque
chose de « fini », « dont on soit content » (Professeur de
dessin, École Robert Dubois, Bruxelles, 27/02/2008). Mais cette finalité
esthétique n’implique pas nécessairement une perspective
« artistique » : elle est en effet parfois reprise par la vision
médicale, par exemple lorsque l’on évoque les bénéfices « re-narcissisants »
des expositions du travail des patients. Erving Goffman, dans Asiles, avait démontré
combien le point de vue psychiatrique est « englobant », de quelle
façon il récupère, au travers de la pratique de l’interprétation, les moindres
faits et gestes du patient qui est placé dans l’impossibilité de sortir du rôle
qui lui est attribué :
"Toutes
les pratiques, même les plus insignifiantes en apparence, peuvent être
réinterprétées en fonction de ces critères : la manière de fumer une
cigarette ou de disposer son couvert peut avoir autant de valeur diagnostique
qu’une tentative de meurtre ou de suicide (1968 : p. 17)".
Ce
qui nous a semblé caractériser au mieux cette autre finalité, c’est précisément
que l’atelier artistique en psychiatrie représente, selon les dires d’une
animatrice « (…) un espace de non-évaluation » (Éducatrice
spécialisée Clinique Saint-Jean, Unité pédopsychiatrique Domino, Bruxelles et
au CODE, Bruxelles). Plus précisément, il s’agit d’un espace de non-évaluation
« de soi comme patient » où, même si l’œuvre est jugée,
elle n’est pas mise en rapport avec la personnalité, le sujet, sa pathologie.
C’est ce qui apparaît aussi dans les propos de cette autre animatrice :"Je
travaille dans l’image comme signe : j’analyse comment elle marche et dans
cette analyse, il y a une mise à distance. On ne parle pas de la maladie sauf
si, vraiment, ça a un sens pour eux. Je leur parle de leurs images comme images
construites, je fais référence à d’autres artistes (« ça me fait penser à
ça »), ce qui les intègre dans autre chose, dans une suite. (Animatrice
d’atelier, Club André Baillon, Liège, 11/03/2008)".
Les
professionnels qui entretiennent un rapport plus « critique » face
aux normes imposées par le contexte institutionnel se comptent donc bien parmi
ceux qui confèrent une finalité « esthétique » à leurs
ateliers : ce sont des animateurs exigeants par rapport aux productions
artistiques des patients :
"Je
ne veux pas qu’ils viennent à mon cours comme on vient en thérapie
occupationnelle. Je veux une dynamique, je veux qu’ils se disent ²on attend quelque chose de moi,
quelque chose d’autre qu’un bête petit dessin².
Je suis moi-même une artiste et dans mon travail personnel, je cherche à
obtenir un résultat qui me plaît ; j’attends d’eux la même implication
dans leur travail, je souhaite qu’ils réfléchissent, qu’ils prennent ça au
sérieux. (Professeur de dessin, École Robert Dubois,
Bruxelles, le 27/02/08)".
Mais
ce qui fait la spécificité de leur travail, c’est que dans ce contexte purement
« artistique » s’opère un véritable saut, décrit par Félix
Guattari : "celui qui « (…) remplac[e] les rapports administratifs
rationnels de sujet à objet par des rapports existentiels de personne à
personne » (2003 : p. 11). Alors, le « fou » retrouve
son apparence humaine (10), il n’est plus perçu uniquement en tant que malade,
objet accompagné de sa « fiche-témoin » ; il a en face de lui un
autre homme, un artiste, et non un médecin ou un membre du personnel qui lui
est délégué expressément par la société pour lui signifier « qu’il n’y est
plus » (ibid. :
p. 36)".
Tandis
que l’art-thérapeute médical ne fait que reconduire, si ce n’est redoubler, le
rôle de malade attribué par les médecins aux participants des ateliers,
l’art-thérapeute « critique » propose, lui, un autre rôle à jouer. De
cette façon, il révèle le processus de construction de l’identité du malade
comme « déviant » par rapport aux normes définies par les
psychiatres. Ainsi, leur travail relève de la critique interactionniste de
la maladie mentale ; perspective selon laquelle « l’attaque contre
une hiérarchie commence par une attaque portant sur les définitions, les
étiquettes et les représentations conventionnelles de l’identité des personnes
et des choses » (Becker, 1963, p. 229) : « la déviance
n’est pas une qualité de l’acte commis par une personne mais plutôt une
conséquence de l’application, par les autres, de normes et de sanctions à un
"transgresseur" » (ibid.,
p. 33).
Mais avant d’examiner plus en détails les implications de ces deux
polarités sur la question de l’exposition des œuvres des patients et de leurs
possibles vertus émancipatrices, nous voudrions préciser une dernière
chose : il ne faudrait pas faire correspondre de façon trop rapide et
caricaturale au pôle médical des acteurs de formations associées, et vice-versa.
Il serait en effet erroné d’affirmer par exemple que tous les psychologues
travaillent dans la logique médicale tandis que seuls les artistes poursuivent
de réels buts esthétiques et critiques. Il nous est donc apparu nécessaire de
croiser ces deux pôles, correspondant aux deux finalités, aux deux types d’« orientations» (Kuty, 1998) poursuivis par les art-thérapeutes, avec une autre
variable : celle du statut des praticiens, souvent corrélatif à leur
formation (par exemple pour les ergothérapeutes, éducateurs spécialisés,
infirmiers psychiatriques, etc. : l’obtention du diplôme sanctionne
l’obtention du statut). Avec ce croisement de deux types de variables,
qu’Olgierd Kuty nomme « mixte stratégico-identitaire », on prend
alors en compte d’un côté, l’« orientation »
des actions, leur « projet » lié à
l’action en cours, tandis que de l’autre on part d’une identité professionnelle
définie à l’avance, qui prédétermine un « style
d’interaction » (Idem, p. 299) antérieurement
aux actions. Pour les statuts, nous distinguerons à nouveau deux groupes :
ceux qui sont membres du corps médical ou paramédical et une autre catégorie,
plus floue, à dominante culturelle et dont les formations sont la plupart du
temps artistiques. Nous nous retrouvons alors avec quatre tendances au sein de
l’art-thérapie (11) :
- Fonction médicale, paramédicale,
médicosociale : l’art comme outil d’expression au service de la
psychothérapie (projet thérapeutique), des rapports esthétiques avec les patients
(projet critique).
-
Fonction artistique : l’art,
guérisseur en soi (projet thérapeutique), l’art pour l’art (projet critique).
À
la lumière de ces polarités, il faut à présent discuter la question de la
publicité des œuvres des patients afin d’identifier les différents types de
rapports entre art et émancipation sociale qui se jouent dans les pratiques
art-thérapeutiques.
L'exposition des oeuvres des patients
Les
bénéfices de l’exposition des œuvres des patients dont nous allons parler ici
ne sont pas ceux identifiés par les patients-artistes exposant leurs œuvres
(ils n’ont pas été interrogés dans le cadre de notre enquête et lors de notre
terrain ethnographique, aucune exposition n’a pu être réalisée) mais ceux des
animateurs d’atelier, ceux qui mettent en forme et initient ces pratiques
artistiques dont nous avons vu qu’elles sont largement contraintes par le
médical, pour l’animateur mais aussi pour le patient : ce dernier est
forcé (12), par la prescription médicale, de participer aux ateliers.
Selon
les dispositifs mis en place et les infrastructures disponibles, plusieurs
choix sont proposés aux patients quant au devenir de leurs œuvres : ils
peuvent créer sans exposer (les conserver de façon personnelle, les détruire ou
les laisser en dépôt au sein de l’institution qui les conservera ou non après
leur sortie), exposer leurs œuvres au sein de l’hôpital ou encore les diffuser
hors de l’institution via le réseau de galeries d’art outsider mais aussi dans
des expositions ou galeries « grand public ».
En
analysant les données recueillies par notre enquête, nous allons tenter de
d’abord cerner l’effectivité de ces différentes pratiques d’exposition. En
général, les pratiques d’exposition ou de représentations publiques (lorsqu’il
s’agit de disciplines telles que le théâtre, la musique, etc.) sont bien
représentées au sein de notre enquête puisque un peu plus de la moitié des
personnes enquêtées déclarent les mettre en place. Mais, à y regarder de plus
près, les œuvres ne sortent pas souvent de l’hôpital, voire même des murs de
l’atelier : dans 40 % des cas, on organise des expositions dans les
couloirs ou le réfectoire de l’hôpital et un accrochage permanent est organisé
au sein de l’atelier. Parfois le réseau s’élargit (19 %) : des
échanges sont organisés entre différents hôpitaux, différents centres et
certains possèdent même leur propre galerie (galerie de l’Association
Interrégionale de Guidance et de Santé (A.IG.S.) à Herstal par exemple). Mais
il faut se demander alors quel est le « public » présent aux
expositions : d’après les informations recueillies, il s’agit essentiellement
du personnel médical, de membres d’autres institutions psychiatriques et de la
famille du patient. Pour ce qui est du contact avec le « grand
public », seulement 5 % des praticiens revendiquent l’appartenance au
réseau de galeries outsider
tandis que21 % déclarent avant tout rechercher un contact avec
des institutions « extérieures » (centres culturels, maisons
communales, galeries diverses, théâtre en ville, etc.) (15 % des enquêtés
n’ayant pas précisé les lieux d’exposition ou de représentation).
Dans
un tel contexte, voyons à présent comment se déclinent les polarités
précédemment dégagées.
Créer pour se soigner
Les
praticiens orientant leur travail vers un projet thérapeutique prennent très au
sérieux la question de l’exposition des œuvres des patients. Ce qui fait
l’objet des discussions, des querelles, dans cette première perspective, c’est
la question du « faut-il ou non exposer les œuvres des
patients ? ». En effet, la méfiance à l’égard de l’exposition des
productions des patients est grande. Les art-thérapeutes médicaux débattent,
autour de cette question, la dialectique du public et du privé en partant du postulat
que les productions des patients font état d’un contexte psychologique
particulier, émotif, intime ; raison pour laquelle il est dangereux de les
exposer… du moins, sans avertissement préalable du patient ! C’est sur le
récit du suicide d’un patient consécutif à l’exposition de ses œuvres que
s’ouvre l’ouvrage de Jean Florence : "Un
jeune stagiaire psychiatre découvre, dans un service hospitalier, les
difficultés d’entrer en contact avec un adolescent considéré comme schizophrène
dont on lui confie l’accompagnement psychiatrique. Ouvert aux idées analytiques
et quelque peu au courant, par des séminaires, de pratiques d’une Gisela Pankow
et, par intérêt personnel, des recherches de Morgenthaler et de Prinzhorn sur
les productions plastiques des malades mentaux, il propose à son patient de
dessiner. Ce jeune qui ne peut parler accepte cette invitation et apporte ses
réalisations lors de visites régulières. Il les présente mais ne veut rien
dire… à la déception de son thérapeute qui cherche quelque ouverture à la
parole. Les séances se suivent. Vient un jour où le service psychiatrique, à
l’occasion d’une festivité d’anniversaire, décide d’ouvrir ses portes aux
visiteurs intéressés par son style de travail. Le jeune psychiatre trouve
aussitôt à prendre part à cette présentation des réalisations thérapeutiques en
concevant l’idée d’encadrer les meilleurs dessins du jeune psychotique et de
les exposer dans un couloir de l’étage psychiatrique. Le jour venu, visiteurs
et patients peuvent regarder ces œuvres et certains n’épargnent pas les
commentaires sur la génialité de la folie, sur le coté sidérant de ces dessins
si révélateurs de la structure psychotique, etc., etc. L’adolescent vient à
passer et reconnaît, affichés sur le mur, ses quelques dessins : atterré,
il s’arrête, pâlît puis, d’un coup, sans un mot, il se précipite dans le
couloir et se jette par une fenêtre. Quelle issue pouvait-il trouver à ce viol
du regard, à cette glose admirative sur son cas, à ce rapt d’une part de
lui-même qui lui demeurait à lui-même interdite, opaque, indicible ?
(1997 : pp. 15-16)."
Cependant,
de nombreux auteurs et acteurs s’accordent - sans en nier les risques - sur les
avantages d’une exposition (ou représentation publique lorsqu’il s’agit de
pièces de théâtre etc.) des travaux réalisés en atelier. Ce moment est en effet
perçu comme un moment de reconnaissance, d’ouverture, à un destinataire plus
large que le psychothérapeute et/ou équipe soignante :
« l’extérieur » en général, la famille, les amis, en particulier. En
rendant publiques ses créations, le patient donne à voir à la société ses
potentialités et non plus ses limitations. Il rend compte de sa vision du
monde, met l’accent sur sa subjectivité. L’appartenance du patient au champ
artistique est rendue possible par son faible droit d’entrée (« la
"profession" d’artiste est en effet une des moins codifiées qui
soient ; une des moins capables aussi de définir (et de nourrir)
complètement ceux qui s’en réclament (…) » (Bourdieu, 1992, p. 371),
mais aussi par son intérêt pour la marginalité tel qu’Howard Becker par exemple
l’a décrit dans Outsider
(une « valeur » de la profession). Cela est également apparu lors de
nos entretiens : "Ce
dont je suis sûr, c’est qu’il y a un avantage au contact du monde artistique
qui est la tolérance (…). C’est un monde où on peut être différent, où il
existe une certaine tolérance (...). (Médecin psychiatre, Centre psychiatrique
Saint Alexius, Bruxelles, 29/02/2008)".
Pour
que les bénéfices de cette nouvelle reconnaissance soient sans danger pour les
patients, les art-thérapeutes déploient toute une série de recommandations que
tout praticien « devrait » suivre rigoureusement. Il s’agit, en
réalité, d’étendre le principe de confidentialité de la psychothérapie aux
productions artistiques réalisées en atelier. Cette controverse, qui touche à
des questions d’éthique et de déontologie professionnelle, s’attache surtout à
la dénonciation de dérives passées dont il faut aujourd’hui se démarquer.
Lorsque certains font simplement signer, en aval, des formulaires
d’autorisation, d’autres élaborent en amont de véritables « contrats
thérapeutiques » qui stipulent, en sus des conditions matérielles de
déroulement des ateliers, le devenir des œuvres. Ainsi, si exposition il y a,
le patient en est averti dès l’amorce du processus de création.
L'art pour échapper aux étiquettes
Pour
les tenants de l’orientation critique, la question de l’exposition est
également débattue mais fait l’objet d’un nouveau questionnement : il
n’est plus question de se demander ici si l’on peut ou non exposer les œuvres
des patients. Ce qui se discute plutôt ce sont les modalités d’expositions.
Ainsi, des praticiens nourrissants pourtant de fortes ambitions esthétiques
pour les réalisations de leurs participants avouent être « mitigés »
sur la publicité des œuvres :
Je
me méfie surtout des expositions qui présentent explicitement les artistes
comme issus du monde psychiatrique. Pour moi, le risque c’est de cataloguer les
patients (…) Cela revient à les placer dans des petits compartiments de façon à
ce que les personnes extérieures puissent venir leur jeter des cacahuètes (13)
(Assistant social, Clinique Saint Joseph, Pittem).
Ou
encore :
Je
ne pense pas que diffuser quelque chose avec l’étiquette d’art-thérapie soit
intéressant… Ce qui est intéressant, c’est l’art, sans coller d’étiquette.
(Statut non précisé, Clinique La Ramée, Uccle).
Deux
causes possibles ont été identifiées dans ce mouvement d’opposition. La
première porte sur la réception engendrée par les modalités d’exposition, la
présentation des auteurs des œuvres. Ce que rejettent les praticiens, c’est que
le patient y est présenté en tant que tel et non sous un autre rôle, auquel il
devrait pouvoir prétendre lorsqu’il expose ses productions : celui
d’artiste. Dans ces conditions, selon certains, les ambitions d’émancipation
sociale par l’art se condamnent d’emblée à l’échec : ces pratiques, plutôt
que de donner accès à un autre type de rôle, ne font que redoubler, dans des
regards extérieurs - lorsque le public est élargi, ce qui est rarement le cas,
nous l’avons montré -, le rôle de « malade » qui est imposé par
l’institution.
La
seconde forme d’opposition porte sur la « récupération » des
pratiques artistiques au profit de l’institution. Une praticienne avait dénoncé
ces pratiques lors de notre enquête en expliquant que souvent, lors des
expositions, « (…) l’institution en profite pour se dorer le blason
(…) ». Ce n’est donc pas tant les bénéfices des expositions réinterprétés
en fonction des objectifs thérapeutiques (par exemple, lorsque l’on dit que
cela sert à « renarcissiser » le patient) qui sont critiqués que le
fait que l’institution, instrumentalise ces productions - que la plupart du
temps elle dénigre - comme « faire-valoir » auprès du public
extérieur. C’est ainsi que Erving Goffman évoquait dans Asiles la place de ce
que l’on appelait déjà « l’art-thérapie » dans les hôpitaux
psychiatriques :
Il
arrive souvent que la direction de l’hôpital crée, avec de gros moyens, un
service psychiatrique spécialisé, groupe de psychothérapie, de psychodrame ou
d’art-thérapie ; puis peu à peu l’intérêt se porte ailleurs et le
spécialiste en place découvre que, progressivement, sa spécialité s’est
transformée en une sorte de travail des relations publiques sa thérapie ne
recevant de marque de soutien que lorsque des visiteurs sont reçus à
l’institution et que l’administration se met en tête de montrer à quel point
l’équipement est moderne et complet (1968, p. 140).
En
dehors de l’exposition des œuvres des patients, d’autres pratiques peuvent
néanmoins être considérées comme relevant, potentiellement, d’un projet de
réinsertion sociale par l’art : par exemple, le fait d’aller visiter des
expositions ou de voir des spectacles, avec le groupe, dans le cadre de
l’atelier. Ces pratiques favorisent, autrement, un accès des patients à la
culture mais elles ne sont clairement pas les pratiques dominantes de
l’art-thérapie (il s’agit plutôt d’y inciter le patient à produire lui-même) et
semblent la plupart du temps inexistantes, en raison des contraintes
institutionnelles. Les praticiens espèrent plutôt fournir aux patients
l’impulsion qui leur permettrait, après l’hospitalisation, de se rendre par
eux-mêmes dans ces lieux (par exemple, s’inscrire en cours du soir dans
une académie).
Conclusion
En
observant les différentes orientations (Kuty, 1998) – thérapeutique vs esthétique - des
art-thérapeutes et leurs retombées sur les usages des créations artistiques des
patients, nous avons tenté de dégager les pistes des pratiques susceptibles de
favoriser une émancipation sociale des patients au travers de la création
artistique.
Nous
avons montré que le principe d’exposition des œuvres des malades, mis en avant
par de nombreux auteurs et acteurs de l’art-thérapie, ne garantit nullement la
réinsertion sociale des patients qui, par leur présence sur le marché de l’art,
prétendraient au statut d’artiste. Pour que le patient soit perçu comme un
artiste par le grand public, nous avons montré qu’il conviendrait avant tout
que les « faiseurs » d’art-thérapie considèrent les productions
telles des œuvres artistiques et non uniquement des outils thérapeutiques. Ceux
qui parmi les art-thérapeutes souhaitent poursuivre cet objectif de réinsertion
sociale par les pratiques d’exposition, se doivent donc d’inscrire au point de
départ de toute action la perception du malade comme un artiste. « Créer
le créateur »(14), tel serait l’horizon d’une émancipation via
l’exposition.
Bibliographie
BARBERIS-BIANCHI M., DELAGE M., « L’art-thérapie
comme attitude en psychiatrie adulte » in MORON P., ROUX G., SUDRES J.-L.
(dir.), Créativité et
art-thérapie en psychiatrie, Paris : Masson, 2003,
pp. 103-117.
BECKER H. S., Outsiders,
Étude de sociologie de la déviance, Paris : Métailié, 1985,1963.
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HAMEL J., LABRECHE J. (dir.), Découvrir l'art-thérapie. Des mots
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2010.
KUTY O., La
négociation des valeurs. Introduction à la sociologie,
Bruxelles : De Boeck, 1998.
LESNIEWSKA H.K., Alzheimer.
Thérapie comportementale et art-thérapie en institution, Paris :
L'Harmattan, 2003.
MORENO J.-L., Psychothérapie
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Paris : PUF, 1987.
RODRIGUEZ J., TROLL G., L’art-thérapie. Pratiques, techniques et concepts.
Manuel alphabétique, Paris : Ellébore, 2001.
VANDENINDEN E., Approcher la médiation par ses usages professionnels.
Le cas de l’art-thérapie, Thèse de doctorat, Université de Liège,
2012.
VANDENINDEN E. , « Devenir art-thérapeute » in SociologieS [en ligne],2014.
Notes
(1)
Thèse réalisée au sein du Département d’Information et Communication
(Université de Liège) mais qui mobilise largement les méthodes sociologiques
(enquête par entretiens qualitatifs) et ethnographique (terrain d’observation).
(2)
On exclut donc ici les pratiques uniquement relatives aux bénéfices
thérapeutiques de la réception d’œuvres. Seront par ailleurs prises en
considération, les pratiques qui articulent une combinaison de la production et
de la réception, comme c’est souvent le cas en musicothérapie.
(3)
« L’art-thérapie » se pratique aujourd’hui dans de nombreux domaines
de soin. On lui trouve des applications en oncologie par exemple ou avec des
personnes cérébrolésées.
(4) Les psychiatres sont apparus comme les auteurs dominants de
l’art-thérapie : à eux seuls, ils totalisent 32 % de la littérature. Plus
largement encore, c’est sous leur autorité que se place la majorité des
publications : 85% des auteurs revendiquent en effet l’appartenance au
domaine « médical » (infirmiers psychiatriques, psychothérapeutes,
etc.)
(5)
L’obédience systémique est peu représentée dans les ouvrages. Seuls J.
Rodriguez et G.Troll (2001, 1995) s’en revendiquent explicitement. Dans les
articles d’ouvrages collectifs, on a trouvé celui de Barberis-Bianchi M.,
Delage M. « L’art-thérapie comme attitude en psychiatrie adulte » (in
Moron P., Roux G., Sudres J.-L. (dir.)
(6)
Nous n’en avons rencontrés que deux, ce qui représente 3% des enquêtés.
(7)
7% de statuts non précisés par les enquêtés, 3% de statuts « divers ».
(8)
Pour les 20% restant, le financement provient d’autres fonds tels des fonds
privés (pour 3 ateliers, ce sont les droits d’inscription des participants qui
rémunèrent l’art-thérapeute et assurent le financement des ateliers) ou
d’autres formes de subsides publics (cinq institutions constituées en a.s.b.l.,
deux institutions CEC (centre d’expression et de créativité, financés par le
ministère de la culture), une école à l’hôpital et un planning familial).
(9)
Les données présentées ici sont issues d’une enquête (entretiens qualitatifs
(18) et questionnaires envoyés par mails et/ou courriers (42)) réalisée
en 2009 auprès de 60 art-thérapeutes belges représentants 58 institutions
distinctes. L’état des lieux dressé par cette enquête se veut exhaustif sur
l’année 2009 puisque d’une part, toutes les institutions de santé mentale en
Belgique ont été contactées, d’autre part, il a été demandé à chaque enquêté de
préciser ses contacts dans le milieu.
(10)
Si, comme le souligne E. Goffman (1968, p. 129), cette apparence humaine rendue
au malade semble si difficile à tenir pour le personnel soignant, c’est qu’elle
représente un danger : celui de compatir.
(11)
Pour une explication plus détaillée de ce tableau voir Vandeninden E. (2014), Devenir art-thérapeute.
(12)
C’est le caractère contraint de l’expression artistique des patients en
art-thérapie qui distingue selon nous radicalement ces pratiques de celles
issues de l’art brut.
(13)
Traduit du néerlandais par nos soins.
(14)
Paradoxe fondateur de l’Art Brut mis au jour par Pierre Bourdieu (1992 : pp.
404-405).
Citation
Elise
VANDENINDEN, «La création artistique comme
vecteur d’émancipation sociale pour les malades mentaux», Cultures-Kairós [En
ligne], paru dans Les
usages du politique et leurs enjeux dans les pratiques artistiques et
expressions esthétiques, mis à jour le : 10/10/2013, URL :
http://revues.mshparisnord.org/cultureskairos/index.php?id=670.
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